Belgisch Genootschap voor Internationaal Recht
Le risque de génocide à Gaza, les obligations des États en vertu du droit international et les obligations des individus en vertu du droit international humanitaire
Déclaration adoptée par le conseil d’administration de la Société le 3 décembre 2024
Faisant suite à sa résolution du 13 novembre 2023 sur le conflit à Gaza, le conseil d’administration de la Société belge de droit international (SBDI) attire l’attention sur ce qui suit :
A. Rappel
1. Par sa résolution du 13 novembre 2023, la SBDI avait déclaré que toutes les parties au conflit à Gaza devaient respecter le droit international humanitaire de manière immédiate et inconditionnelle.
2. Les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre 2023, ainsi que la prise et la détention d’otages par le Hamas, constituent des violations graves du droit international humanitaire. Le Hamas a l’obligation de libérer tous les otages de manière immédiate et inconditionnelle.
B. Ordonnances de la Cour internationale de Justice
3. Dans l’affaire relative à l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), la Cour internationale de Justice a, par ordonnance du 26 janvier 2024, considéré « qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive » (§74), ces droits étant « le droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et actes prohibés connexes visés à l’article III de la convention sur le génocide et le droit de l’Afrique du Sud de demander le respect par Israël de ses obligations au titre de cet instrument » (§66).
4. Après que l’Etat d’Israël eut fait rapport à la Cour sur les mesures prises pour se conformer à ladite ordonnance, la Cour adopta encore deux ordonnances, les 28 mars et 24 mai 2024 respectivement, indiquant de nouvelles mesures conservatoires.
5. Ces ordonnances ne préjugent pas de la décision de la Cour sur le fond et ne comprennent pas de constatation d’une violation par Israël de ses obligations dues en vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, à savoir l’interdiction de commettre un génocide, l’obligation de prévenir le génocide, l’obligation de punir les auteurs d’un génocide, ou encore l’obligation de ne pas inciter directement et publiquement à commettre un génocide. Elles constatent cependant qu’il existe bel et bien, du fait des opérations militaires israéliennes à Gaza, un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé au droit des Palestiniens de la bande de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et autres actes prohibés par la Convention.
C. Rapports des Nations Unies concernant le risque d’un génocide contre le peuple palestinien à Gaza
6. Postérieurement aux atrocités commises par le Hamas le 7 octobre 2023, diverses instances des Nations Unies ont fait des constats particulièrement alarmants au sujet du crime international de génocide.
7. Dans sa déclaration du 27 octobre 2023 sur Israël et l’Etat de Palestine, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD) s’est dit très préoccupé, notamment, par la déclaration du 9 octobre 2023 du ministre israélien de la Défense Yoav Gallant se référant aux Palestiniens comme des « animaux humains », langage qui selon le Comité pouvait inciter à des actions génocidaires.
8. Dans sa déclaration du 21 décembre 2023 intitulée « prevention of racial discrimination, including early warning and urgent action procedure », le CERD s’est dit notamment
« Gravely concerned about the racist hate speech, incitement to violence and genocidal actions, as well as dehumanizing rhetoric targeted at Palestinians since 7 October 2023 by Israeli senior government officials, members of the Parliament, politicians and public figures;
Deeply concerned about the impact of the ongoing Israeli military operation throughout the occupied Gaza Strip on the Palestinian population in terms of high number of civilian casualties and injuries due to the Israeli military heavy bombardments, indiscriminate attacks using explosive weapons with wide-area effects in populated areas, collective punishment and obstruction of humanitarian aid, as well as about the pattern of Israeli attacks that target or impact civilian infrastructure leading to a catastrophic humanitarian crisis in the occupied Gaza Strip and raise serious concerns regarding the obligation of Israel and other State parties to prevent crimes against humanity and genocide; (…) »
et
« Calls upon all State parties to fully respect their international obligations, in particular those arising from the International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination and the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide and to cooperate to bring an end the violations that are taking place and to prevent atrocity crimes, particularly genocide; »
9. Dans son rapport du 25 mars 2024 intitulé « Anatomy of a genocide » (A/HRC/55/73), la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 considère, en substance, que
« By analysing the patterns of violence and Israel’s policies in its onslaught on Gaza, this report concludes that there are reasonable grounds to believe that the threshold indicating Israel’s commission of genocide is met. One of the key findings is that Israel’s executive and military leadership and soldiers have intentionally distorted jus in bello principles, subverting their protective functions, in an attempt to legitimize genocidal violence against the Palestinian people. »
10. Dans son rapport du 20 septembre 2024 (A/79/363), le Comité spécial chargé d’enquêter sur les pratiques israéliennes affectant les droits de l’homme du peuple palestinien et des autres Arabes des territoires occupés a notamment conclu que les politiques et pratiques israéliennes présentent des éléments caractéristiques de génocide :
« 69. Les faits consignés dans le présent rapport amènent le Comité spécial à conclure que les politiques et les pratiques israéliennes appliquées durant la période considérée présentent des éléments caractéristiques d’un génocide. »
D. Valeur juridique de ces rapports
11. Le conseil d’administration de la SBDI n’entend pas se prononcer sur l’exactitude des affirmations précitées dans le cadre de la présente déclaration.
12. Les rapports des organes compétents des Nations Unies bénéficient toutefois d’une valeur probante particulière en droit international.
13. La Cour internationale de Justice juge de manière constante qu’elle doit accorder une importance particulière à l’interprétation du droit international par les organes non-judiciaires compétents, sans pour autant être liée par ces interprétations (p. ex. Affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo, arrêt du 30 novembre 2010, §66).
14. De manière analogue, la Cour internationale de Justice accorde, dans l’exercice de sa fonction judiciaire, une importance probante particulière aux constatations factuelles contenues dans les rapports d’organes compétents des Nations Unies (p. ex. Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda, arrêt du 9 février 2022, §§308, 320 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, §55 ; Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, avis consultatif du 19 juillet 2024, §§112, 113, 120 etc.…).
15. Dans son ordonnance précitée du 26 janvier 2024, la Cour internationale de Justice renvoie d’ailleurs à de tels rapports et communiqués des Nations Unies (§53).
16. A fortiori, les États membres des Nations Unies doivent-ils accorder une importance particulière aux rapports des organes compétents des Nations Unies pour déterminer leur action dans les relations internationales au titre de l’obligation de prévenir le génocide.
E. Obligations de tout État de prévenir le génocide et interdiction de se prévaloir de l’inaction des autres États
17. Parmi les obligations rappelées dans la résolution de la SBDI du 13 novembre 2023 figure celle de prévenir le ‘crime de droit des gens’ de génocide prévue par l’article 1er de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette obligation est dès à présent déclenchée pour chaque Etat partie à la Convention s’agissant des violences dont sont victimes les Palestiniens de Gaza.
18. Selon la jurisprudence de la Cour internationale de Justice, aucun État n’est en droit de se disculper au motif qu’il n’aurait pas pu éviter, à lui seul, la survenance d’un génocide. Certes, l’obligation d’agir est fonction de la capacité de chaque Etat. Cependant,
« Peu importe, en revanche, que l’État dont la responsabilité est recherchée allègue, voire qu’il démontre, que s’il avait mis en œuvre les moyens dont il pouvait raisonnablement disposer, ceux-ci n’auraient pas suffi à empêcher [le fait à prévenir] … Une telle circonstance … est sans pertinence au regard de la violation de l’obligation de comportement dont il s’agit. Il en va d’autant plus ainsi qu’on ne saurait exclure que les efforts conjugués de plusieurs États, dont chacun se serait conformé à son obligation de prévention, auraient pu atteindre le résultat … que les efforts d’un seul d’entre eux n’auraient pas suffi à obtenir. » (CIJ, Application de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Monténégro, arrêt, 2007, p. 221, §430)
19. Il en résulte que tout Etat a l’obligation de prendre toute mesure dont il est raisonnablement capable pour prévenir un éventuel génocide contre le peuple palestinien à Gaza, sans pouvoir se disculper en alléguant de l’inaction d’autres États, ni du fait que sa propre action serait insuffisante, à elle seule, pour empêcher ou mettre fin à la commission d’un génocide.
20. Cela inclut l’obligation de prendre toute initiative appropriée dans le cadre des organisations internationales et supranationales, notamment l’Union européenne. A cet égard, le conseil d’administration de la SBDI rappelle que l’article 21 du Traité sur l’Union européenne fait du respect du droit international un des principes de l’action extérieure de l’Union tandis qu’il l’appelle à « développer des relations et [à] construire des partenariats avec les pays tiers » respectant ce principe. Selon le conseil d’administration de la SBDI, ces exigences du droit de l’Union européenne combinées avec l’obligation de prévenir le génocide devraient amener l’Union et ses États membres à intensifier leur action diplomatique axée spécifiquement sur la prévention d’un génocide à Gaza et à suspendre l’accord d’association signé en 1995 avec Israël.
F. Droit international humanitaire
21. Ce qui précède génère aussi des obligations individuelles, tant pour les agents étatiques et internationaux que pour les personnes privées, au regard du droit international humanitaire et du droit pénal belge relatif aux violations graves du droit international humanitaire.
22. Conformément à l’article 136septies du Code pénal belge, sont punis de la peine prévue pour l’infraction consommée,
« 5° l’omission d’agir dans les limites de leur possibilité d’action de la part de ceux qui avaient connaissance d’ordres donnés en vue de l’exécution d’une telle infraction ou de faits qui en commencent l’exécution, et pouvaient en empêcher la consommation ou y mettre fin ».
23. Aucune qualité officielle ni nécessité politique ne peut justifier le manquement à la règle précitée de l’article 136septies du Code pénal. L’article 136octies du même Code dispose ainsi :
« § 1er. Sans préjudice des exceptions énoncées aux points 18°, 22° et 23° de l’article 136quater, § 1er, aucun intérêt, aucune nécessité de nature politique, militaire ou nationale ne peut justifier les infractions définies aux articles 136bis, 136ter, 136quater, 136sexies et 136septies, même si celles-ci sont commises à titre de représailles. § 2. Le fait que l’accusé ait agi sur ordre de son gouvernement ou d’un supérieur ne l’exempt pas de sa responsabilité si, dans les circonstances données, l’ordre pouvait clairement entraîner la commission d’une des infractions visées aux articles 136bis, 136ter et 136quater ».
*
La présente déclaration a été adoptée par le conseil d’administration de la Société belge de droit international à la majorité des membres présents et votant, par ordre alphabétique : Nicolas Angelet, An Cliquet, Olivier Corten, Pierre d’Argent, Christophe Deprez, Frédéric Dopagne, Anne Lagerwall, Cédric Van Assche, Patrick Wautelet.
Il n’a été émis aucun vote négatif. Plusieurs membres n’ayant pas participé au vote ont déclaré s’abstenir en raison d’un devoir de réserve ou d’un autre empêchement professionnel, ou en raison de leur position de principe sur les prises de position collectives.